Technologies et ressources
Ingénieur et diplômé de l'École centrale de Paris, Philippe Bihouix explore depuis plus de 15 ans les questions liées à la transition énergétique, à la consommation de ressources non renouvelables et aux enjeux technologiques associés.
La notion de low-tech est une démarche qui consiste à essayer de chercher de la sobriété ainsi qu'un discernement technologique, en utilisant de façon occasionnelle et réfléchie les outils high-tech à notre disposition.
© Crédit photo : Ph. Bihouix
Avec tous les bouleversements de cette décennie, pensez-vous que la question des limites énergétiques soit prise en compte et reconnue, tant au niveau sociétal qu'au niveau politique ?
Philippe Bihouix : "Entre les premiers effets visibles du changement climatique et l'augmentation des prix de l'énergie, il y a eu, indéniablement, une prise de conscience ces dernières années. Ce qui me semble ne pas avoir été intégré, c'est le fait qu'on ne pourra très probablement pas nous "contenter" de transformer le système énergétique actuel (vers les renouvelables, l'hydrogène, le biométhane, les véhicules électriques...) et simplement miser sur les mesures d'efficacité (isolation des logements, améliorations de procédés industriels...), le tout en ne modifiant pas profondément nos modes de vie, de production et de consommation. Il faudra aussi compter sur un levier puissant, la sobriété, qui ne doit pas être seulement de l'austérité (réduction de chauffage...) mais aussi une autre organisation, comme la revitalisation des villes petites et moyennes, pour réduire les déplacements, le développement de véhicules légers répondant aux besoins quotidiens sans engloutir des quantités phénoménales de batteries, les emballages consignés et l'économie de la réparation, pour réduire la gabegie de ressources et d'énergie."
Le 9 juillet 2023, l'UE et la Nouvelle-Zélande ont signé un traité de libre-échange. Est-ce pertinent de construire ces modèles d'échanges mondiaux, quand on voit les ressources énergétiques que cela demande ?
Ph.B. : "C'est une question de ressources énergétiques dépensées pour le transport, mais, aussi et surtout, une question de normes environnementales et sociales différentes. Si nous ne savons pas "protéger" nos productions de la concurrence internationale - par des normes, des droits de douane et/ou des prix minimaux d'entrée -, alors essayer de mener une transition environnementale juste est peine perdue. La Commission et les États européens semblent commencer à le comprendre. À la mise en place des quotas de CO2, les cimentiers partaient s'installer dans des pays non-signataires de l'accord de Kyoto, comme l'Égypte ou la Turquie, pour ensuite exporter le clinker vers l'Europe ! Aujourd'hui se mettent en place des "mécanismes d'ajustement carbone aux frontières" pour quelques produits énergivores, comme l'acier, le ciment, l'aluminium, les engrais azotés... et lutter contre les "fuites de carbone". Une agriculture de qualité, plus respectueuse des sols et du vivant, réclame plus de travail humain, des exploitations de plus petite taille, de la polyculture moins productive. Il faut qu'on la protège bien mieux et qu'on rémunère justement les producteurs".
Autre grand projet, Le gazoduc MidCat, remplacé par le projet BarMar surnommé 'le corridor vert', prévoit le transport d'hydrogène de Barcelone à Marseille, via des réseaux sous-marins de plus de 400 km de long enterrés à plus de 2 000 mètres de profondeur. Le jeu en vaut-il la chandelle ?
Ph.B. : "L'hydrogène n'est pas une source d'énergie : il faut le produire, aujourd'hui à partir de gaz naturel, demain à partir d'électricité. Il a l'avantage de pouvoir stocker une énergie renouvelable intermittente, mais l'inconvénient de perdre beaucoup d'énergie au passage, environ 70 %, tandis qu'avec une batterie on ne perd que 10 %. Dit autrement, il faudrait trois ou quatre fois plus de panneaux photovoltaïques ou d'éoliennes pour faire fonctionner un parc de voitures à hydrogène, par rapport à un parc de voitures à batteries électriques. La conclusion s'impose : il ne faut utiliser l'hydrogène que là où il s'avérera indispensable, en particulier les usages industriels comme dans la production d'acier ou d'engrais nitratés en premier lieu. Aujourd'hui, le buzz est sur l'hydrogène. À quoi servira ce pipeline ? Quels volumes, pour quels usages ? Si c'est pour alimenter des usines de canettes de soda jetables, on aura raté quelque chose..."
La question de l'artificialisation des sols est une réflexion centrale dans votre dernier livre La ville stationnaire. À l'heure où le besoin d'installer des agriculteurs est fondamental, est-ce encore légitime de porter de grands projets de ce genre ?
Ph.B. : "Il est fondamental de protéger les terres agricoles, d'autant que l'augmentation des rendements historiques, avec le changement climatique, n'est plus du tout garantie à l'avenir : chaque hectare artificialisé entame notre résilience alimentaire future. Le 'zéro artificialisation nette' (ZAN) ne doit pas être vu comme une contrainte ou une loi 'ruralicide' inventée par des bobos urbains. En nous organisant bien, en travaillant sur les logements vacants, la sous-occupation, les anciennes friches, la densification douce - comme la rehausse de petits bâtiments ou de logements, etc. -, nous avons de quoi faire face aux besoins. Mais il faut une réflexion profonde sur l'aménagement du territoire, arrêter la croissance des métropoles au détriment des villes moyennes, des bourgs et des campagnes".
À ce jour, le pétrole se révèle être l'énergie dominante pour le fonctionnement de nos sociétés. Mais face aux tensions géopolitiques, aux limites quantitatives et aux coûts d'extraction, sommes-nous en train de vivre un basculement de notre civilisation en terme énergétique ?
Ph.B. : "82 % de l'énergie primaire mondiale est basée sur les énergies fossiles, pétrole, charbon et gaz, 71 % en Europe et 50 % en France. À l'échelle mondiale, on est encore loin du basculement : en fait, il n'y a même pas transition, mais simple 'empilement' : la croissance, certes impressionnante, des énergies renouvelables n'a fait qu'absorber une partie de la croissance des besoins. Dans certains pays cependant, la variation est notable : évolution du charbon au gaz aux États-Unis et en Angleterre, développement impressionnant de l'éolien au Danemark, en Allemagne et en Espagne... Mais la transition serait grandement facilitée et accélérée par une baisse plus rapide des besoins énergétiques".
Actuellement, l'intelligence artificielle et la robotique sont prônées par certains comme des solutions aux multiples enjeux, mais considérées par d'autres comme une vision dystopique de nos sociétés. Comment vous placez-vous vis-à-vis de ces innovations ?
Ph.B. : "Je prône le 'techno discernement', ou le discernement technologique. De quelles technologies avons-nous besoin ? Pour en faire quoi ? Sachant qu'elles sont forcément plus ou moins coûteuses, pour l'environnement notamment, si on prend en compte l'énergie de fabrication et d'utilisation, la consommation de ressources rares et la difficulté de recyclage. Il y a des domaines où le progrès technologique est incontestable, comme la médecine ; d'autres où il est incroyablement stupide : pensons au métavers, à la numérisation de l'école ou encore à la domotique dans tous ses états, en commençant par le réfrigérateur qui commande les courses sur Internet...
Ces technologies modernes ne seraient-elles pas en train d'évincer notre savoir-faire, et nous rendre plus dépendant d'une technologie dont on ignore le fonctionnement ?
Ph.B. :"Certaines technologies sont incroyablement efficaces et pratiques. C'est pourquoi elles sont parfois adoptées si vite. Mais, plus complexes, elles créent forcément des situations de dépendance technique et de captation de la valeur économique, à l'image des OGM par exemple ! Elles pourraient aussi s'avérer moins résilientes, c'est-à-dire sensibles aux chaos de la situation internationale. Les chaînes de voitures françaises se sont déjà arrêtées pour des problèmes d'approvisionnement de microprocesseurs taïwanais. Je pense qu'il faut être attentif à ce que l'on confie aux solutions très technologiques, extraterritoriales voire quasi monopolistiques. C'est un arbitrage à trouver, entre efficacité et sécurité. Pour certains secteurs ou usages, le high-tech semble à date incontournable ; pour d'autres (bâtiment, agriculture, transport individuel, objets du quotidien et outillage, vêtements...), une démarche de sobriété, dans la conception des objets et des services, me semble tout à fait pertinente, car nous avons les moyens techniques de fabriquer des produits plus durables, réparables, recyclables, et moins douloureux pour l'environnement".
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Ce livre propose une analyse rigoureuse des idées reçues concernant les innovations high-tech et préconise une approche alternative en faveur des low-tech, également connues sous le nom de 'basses technologies'. Il est important de noter que ce changement d'orientation ne signifie pas un retour à des méthodes obsolètes, mais plutôt une volonté de maintenir un niveau de confort et de civilisation satisfaisant, tout en évitant les conséquences néfastes des pénuries futures. En déconstruisant les illusions qui nous entourent, ce livre nous pousse à explorer les différentes possibilités pour un système économique et industriel soutenable, tenant compte des limites imposées par notre planète finie. Il critique ainsi les idées prédominantes qui prônent une course effrénée vers toujours plus de technologie, sans se soucier des effets sur notre environnement. Les low-tech, quant à elles, représentent une alternative viable. Elles se basent sur des principes simples et durables, encourageant l'utilisation de ressources locales et minimisant les impacts négatifs sur l'environnement.
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