Monde 24/06/2022
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Economie

“Si le marché s'arrête, c'est la grande migration”

Économiste, professeur à la Sorbonne, essayiste et directeur de la chaire Finagri, Philippe Dessertine n'est pas défaitiste, loin, s'en faut, pour l'agriculture française. Même si, selon lui, il faut revoir son logiciel en profondeur.

D’après l’économiste Philippe Dessertine, “l’innovation est la solution, en particulier dans l’agriculture, avec une valeur qui va migrer sur la base d’éléments concrets, à savoir la data”.

© Crédit photo : © Studio Olivier Bouchard

Le regard porté sur l'agriculture française a-t-il véritablement changé depuis trois ans ?

Philippe Dessertine : “En 2019, on avait une société française de plus en plus opposée à l'agriculture, avec des exploitants attaqués sur leurs propres terres, un public qui criait au scandale, que l'agriculture était responsable du changement climatique, et des députés qui enfonçaient le clou. En 2019 toujours, l'Union européenne disait que l'on allait réduire les aides Pac et mettre des terres en jachère. En 2019 enfin, les agriculteurs, conscients de ce divorce, se demandaient s'ils avaient encore un avenir. Et puis, la pandémie, les confinements. Et là, la première question dans tous les foyers : ‘On mange quoi ?'. Les chaînes de télévision saluent le travail de ceux qui sont sur le front – à l'hôpital et… dans les champs – et appellent à mobiliser ‘Des bras pour ton assiette'. L'agriculture a basculé et le regard des consommateurs a changé : on a compris que l'agriculture était vitale.”

Certes, mais le soufflé est vite retombé ?

Ph.D. : “L'économie est repartie avec une croissance jamais connue, un ‘truc' ingérable qui a conduit au phénomène de pénurie en tout : énergie, semi-conducteurs, matières premières agricoles… D'un seul coup, on s'est rendu compte que, quand tout le monde travaille, la question n'est pas de savoir comment on va repartir, mais qui aura de quoi le faire. Nouveau changement de logiciel, qui n'est pas tout à fait terminé d'ailleurs. Autre inflexion : on a compris que ce qui comptait vraiment, c'était de produire chez nous, avec comme symbole de ce changement, un mot oublié : souveraineté.” 

La guerre en Ukraine a-t-elle fait apparaître de nouvelles problématiques ?

Ph.D. : “Les Français se projettent très bien dans ce que signifie cette guerre, et l'inquiétude alimentaire remonte en tête de liste. Or, quand on a des chars dans des champs et des agriculteurs sur le front, pas de production. Quand les ports sont minés, pas d'exportation. Avec cette guerre, l'agriculture devient une denrée rare et vitale, et tout le monde a bien compris que c'était la base de toute l'économie. D'autant que le fait que les terres noires ukrainiennes, grenier à blé de l'Europe, sont désormais contaminées pour des décennies commence à entrer dans le logiciel de tous nos politiques. Autonomie alimentaire… désormais, les mots sont bien ancrés et tout le monde les reprend, conscient de la forte probabilité d'apparition de famines d'ici la fin d'année. D'ailleurs, au début du mois, la question à Bruxelles était la souveraineté alimentaire, mais pensée à l'échelle méditerranéenne, avec l'achat de blé en Australie pour approvisionner l'Afrique. Car la famine va être une réalité dans certains coins du monde, et pas loin de chez nous, avec son lot de morts et de migrations de la faim. Et là, ce ne sera pas 3 millions de Syriens que l'Europe devra gérer, mais 100 millions d'Égyptiens, 80 millions de Turcs… On comprend très vite que la priorité, c'est de produire plus, et très vite. Mais comment fait-on ? Comment augmente-t-on les rendements quand le problème des coûts, engrais notamment, alourdit encore plus la facture ? Dans l'agenda politique actuel, c'est primordial. En juin 2022, nous ne sommes qu'au début de ce processus et les agriculteurs, leurs coopératives et les élus agricoles doivent bien avoir en tête que le métier est désormais hyperstratégique et, qu'à l'avenir, l'argent va affluer. C'est en soi très positif par rapport aux défis que le monde agricole doit relever. Mais il va falloir changer et gérer très vite deux problématiques : l'inflation et le nouvel équilibre des forces géopolitiques.” 

Pourquoi dites-vous que nous ne savons pas gérer l'inflation ?

Ph.D. : “Il va falloir gérer la remontée des taux et, dans le contexte actuel, on ne sait pas faire. L'inflation est un décalage entre la monnaie et la richesse que l'on échange. Un truc réel, la baguette, échangé avec un truc symbolique, l'argent. Car la monnaie est une dette. Pour gérer le Covid et ses conséquences, on a créé de la monnaie, sans créer de richesse, accentuant encore la dette. Jusqu'alors, on gérait bon an, mal an, par une baisse des taux et des prix énergétiques, grâce notamment au pétrole de schiste. De fait, en juin 2022, on cumule une augmentation de ces deux paramètres, boostant encore plus l'inflation. D'ailleurs, les grands financiers ont changé leur fusil d'épaule et investissent dans des valeurs refuges – l'or, le bitcoin, la pierre... Point positif :

les capitaux arrivent en agriculture. Mais en attendant, on doit quand même changer de paradigme, en faisant avec des pénuries de main-d'œuvre. On parle d'augmentation de salaire, ce qui revient aussi à dire que l'on va payer plus quelqu'un qui fait le même travail qu'avant. Et il faut recruter. En agriculture, comment conserver ses collaborateurs et comment en attirer de nouveaux. Il faut réfléchir à ces questions, vitales pour la suite.” 

Et concernant l'équilibre des forces géopolitiques ?

Ph.D. : “On a tout en même temps : la guerre, l'inflation, les problèmes de main-d'œuvre. Et cela se traduit, ou accompagne, un autre bouleversement : le pôle magnétique occidental n'est plus le pôle dominant qui s'est décalé à l'est, vers l'Asie et ses 4,5 milliards de personnes, avec la Chine, premier producteur de biens mondial. C'est là-bas, avec l'Inde, que sont les forces vives désormais. La Chine a déjà ‘avalé' les USA. Et elle craint déjà l'Inde, avec sa croissance démographique galopante. Face à cela que répond l'Occident ? Toujours le bon vieux discours passéiste : la relocalisation, l'entre-soi. C'est typiquement le discours de pays en déclin. Il faut l'accepter : le marché est mondial et s'est rééquilibré à l'est. Dans ces conditions, soit on propose un modèle qui fonctionne pour tous, soit les pays pauvres vont migrer. La famine à venir va nous rappeler très vite qu'il faut intégrer les pays du Sud dans nos logiciels économiques et les penser, a minima, à l'échelle européenne. Sinon ils vont vite nous le faire comprendre. Nous n'avons pas le choix, si le marché s'arrête, c'est la grande migration.” 

Pas facile d'être positif dans ce contexte…?

Ph.D. : “La grande contrainte, c'est le dérèglement climatique. Une contrainte qui simplifie aussi les choses : nous sommes dans l'urgence. Cette donne révolutionne notre industrie et oblige à changer de modèle. Cela a déjà commencé, car tout changement de modèle suppose une révolution scientifique. Or, depuis 25 ans, nous ne le voyons pas, mais les mathématiques alimentent un modèle de développement durable en accéléré. Regardez donc le développement des nouvelles technologies en agriculture. Ces investissements massifs et innovants sont la clé de réponse au défi climatique et conditionneront de nouvelles façons de produire.”

Et cela veut dire quoi concrètement ?

Ph.D. :“Que nous sommes entrés dans un monde d'impact. On investit dans l'information extra-financière, c'est-à-dire la richesse qui n'est pas encore entrée dans la monnaie, mais qui est bien'bankable': la durabilité, l'environnement, l'humanisme. Pour preuve ? Les scandales alimentaires récents de Buitoni ou de Ferrero, ou encore le scandale humain d'Orpéa ont entraîné un effondrement de la valeur boursière de ces entreprises. D'ailleurs, l'Europe s'est emparée de ces sujets, avec la taxonomie et la preuve des impacts positifs. Là-dedans, ce qui devient alors crucial, c'est la data, l'information, les données sur lesquelles seront basées les nouvelles performances des entreprises, avec deux questions majeures : vous faites quoi de ces données ? Et comment les utilisez-vous ? Et si l'on revient à l'agriculture, la réponse à ces deux questions aujourd'hui est”rien“. C'est pourtant un autre grand défi de l'agriculture, avec le dérèglement climatique et la main-d'œuvre. Il faut réfléchir à tous les niveaux– l'exploitation, la zone d'activité de la coopérative, la région, le pays et l'Europe– car on ne peut plus reproduire l'agriculture d'hier avec tant de bouches à nourrir au niveau mondial. Mais il faut y croire, car jamais la population mondiale n'a été aussi importante et a occupé si peu de place. La terre a de quoi fonctionner, mais il faut fonctionner différemment. La science est là pour nous aider, l'innovation est la solution en particulier dans l'agriculture, avec une valeur qui va migrer sur la base d'éléments concrets, à savoir la data.” 

Propos recueillis par Céline Zambujo •

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